Alain Rocard est un curieux vieillard ! Né avec le Front Populaire il dit vivre encore dans le souvenir de ses premières années d’enfance sous l’occupation nazie, partagées entre Saint-Pierre-Quiberon, dans la Poche de Lorient et la ville de Paris où il a fait ses premières classes primaires au petit lycée Janson de Sailly, tantôt dans les salles de cours et tantôt dans les caves de l’établissement, durant les « alertes ». Il dit toujours n’avoir pas oublié les bonbons dont les soldats allemands le gratifiaient, au grand scandale de sa grand-mère, en même temps qu’ils creusaient leurs tranchées et construisaient leur blockhaus dans le jardin familial, à Saint Pierre. Il raconte encore son émerveillement d’enfant devant les bombardements nocturnes lancés par les alliés contre les usines Citroën, pratiquement sous ses fenêtres : en quelques secondes, avant de descendre dans les caves de l’immeuble avec sa famille, il avait eu le temps de s’extasier devant le feu d’artifice constitué par la conjonction des fusées éclairantes de l’aviation alliée, les balles traçantes de la DCA nazie, l’éclatement des bombes sur l’autre berge de la Seine, un avion descendant en flammes dans un nuage de fumée et sous les corolles des parachutes soutenant leurs malheureux équipages en espoir de survie. Enfin, surtout, il garde le souvenir indélébile de l’horreur que, sans vraiment la comprendre, il ressentait en croisant dans la rue ses voisins d’immeuble affublés de cette ignominieuse étoile jaune aux lettres faussement hébraïques mais que bientôt, hélas, il n’allait même plus croiser…
Âgé de neuf ans à la fin de cette guerre mondiale, il était éperdu d’admiration devant les combattants héroïques de sa famille. Il y avait d’abord son oncle et parrain Yves qui s’en était allé dès le premiers jours à Londres investir toute sa science de physicien dans la détection des sous-marins allemands. Il y avait aussi, et ô combien passionnant, son autre oncle, Robert, ce jeune universitaire parfaitement germanophone qui, après une évasion complètement rocambolesque d’un stalag de Poméranie, était revenu se cacher à Paris pour écouter et transférer à Londres les conversations de la Kommandantur de l’Hôtel Ritz sous les ordres de l’héroïque ingénieur Keller. Et un peu plus tard, il y avait eu l’arrivée de ce jeune et magnifique lieutenant-colonel des « bérets rouges », ce compagnon de la Libération bardé des plus prestigieuses décorations d’Angleterre, de France et de toutes autres nations alliées, ce vaillant soldat qui, en 1947, avait épousé sa cousine et marraine, Simone : c’était Jacques Paris de Bollardière, cet homme courageux qui, dès lors deviendra puis restera pour son jeune cousin par alliance un fidèle et constant maître à penser la morale chrétienne.
Alain Rocard, à qui la première guerre mondiale avait pris ses deux grands-pères, avait certes la guerre en horreur mais en même temps, et comme son père et ses oncles, un certain sens du devoir. Malgré toute sa désapprobation de la politique qui y était menée, il n’a pas cherché à se soustraire à ses obligations et a servi au soi-disant « maintien de l’ordre » en Algérie, comme deux de ses frères aînés avaient servi avant lui, l’un dans le Corps expéditionnaire en lutte malheureuse contre le Vietminh de « l’oncle Hô » et de son général Giap, l’autre en « maintenant l’ordre », également, à Agadir au moment où le Maroc luttait pour son indépendance.
Issu de deux familles aussi catholiques, aussi aimantes l’une que l’autre, Alain Rocard a d’abord reçu en partage, de son père comme de sa mère, une inébranlable foi de charbonnier : jusqu’à la fin de ses humanités et même au-delà, jusqu’à son service militaire, il a cru dur comme fer à toutes les propositions des « Pères » et « Docteurs » de l’Église, à tous les dogmes promulgués par la Papauté, jusques et y compris celui de son « infaillibilité ». La recommandation principale que son père faisait à chacun de ses huit enfants était de demeurer en toutes circonstances « doux et humble de cœur », d’aimer son prochain, de ne jamais construire sa carrière sur des comportements répréhensibles envers ses proches, de ne jamais sacrifier sa conscience au culte païen du Veau d’Or. Dans sa propre vie professionnelle, il en avait d’ailleurs largement donné l’exemple en sacrifiant une situation matérielle confortable dans l’industrie privée à son incoercible exigence d’honnêteté en affaires. Alain, à son tour, dans sa vie professionnelle de cadre administratif d’industrie, ne s’est jamais senti le goût de jouer des coudes pour se faire une place au soleil, il n’a jamais combattu que les malhonnêtes et les escrocs trouvés sur son chemin, mais alors avec acharnement. Au bout du compte il a fini sa carrière dans une Chambre de Commerce et d’Industrie où pendant plus de dix ans, il a apporté, dans le meilleur comme dans le pire, aide, formation et soutien aux courageux créateurs d’entreprises. Il se plaît à dire que c’est dans cette tranche de sa vie qu’il s’est senti le plus utile, a connu ses meilleures expériences et s’est fait les amitiés les plus solides.
De sa mère il avait reçu l’exemple d’une grande piété et d’une belle abnégation en toutes circonstances. En plus de ses quatre filles, elle avait mis au monde quatre garçons et son rêve à peine caché était, comme on le formulait alors, d’en « donner un à Dieu ». Alain, qui était le quatrième et dernier des garçons de la famille et qui avait vu ses trois frères ne pas se dire attirés par les ordres, s’était bien senti un peu visé par cette insistante espérance de sa mère mais, l’éveil des sens venant, il avait assez vite renoncé, lui aussi, à ce choix de carrière qui l’avait, un temps, effleuré. Son attirance s’était alors tournée vers le métier de marin et, en passant ses baccalauréats de Mathématiques Élémentaires et de Philosophie, il était décidé à préparer ensuite le concours d’entrée à l’École Navale. Or, entre les épreuves écrites et orales de ce satané bac, il s’était trouvé, un vilain matin, subitement affligé d’une myopie dont le degré lui interdisait à tout jamais d’entrer dans la Marine. Et c’est ainsi que, bon gré mal gré, il s’était résigné à préparer les écoles de commerce qui, pensait-il, lui permettraient mieux de mener une vie de généraliste, touchant à la fois des mathématiques pour la finance et la gestion comptable, des lettres et de la psychologie pour les relations humaines. Et puis il s’intéressait à la lecture, au théâtre, à la musique et à tous les beaux-arts. A tort ou à raison, c’est le raisonnement qu’il s’était fait et il avait intégré l’École Supérieure de Commerce de Paris pour remplir ensuite, vingt ans durant, toutes sortes de fonctions dans des directions commerciales, financières, administratives et, aussi, de ressources humaines, ces dernières étant bien sûr celles où il dit s’être toujours le mieux épanoui.
Son service militaire, la guerre d’Algérie et tout ce qu’il y avait découvert sur les mentalités des hommes ont eu raison, à la longue, de sa foi de charbonnier et, après les accords d’Évian et tout ce qui s’en est suivi, il s’est pris à douter de ses certitudes d’enfance. Il voulait bien croire en un dieu créateur de toutes choses mais il n’était plus du tout sûr de le connaître : il était devenu « agnostique », privé de connaissance. C’était une situation très inconfortable pour qui avait tant cru auparavant. Pourquoi le Dieu universel aurait-il attendu Jésus pour se révéler à toute l’Humanité ? Pourquoi, lorsque Jésus s’était reconnu Fils de Dieu au même titre que tous ses frères humains, pourquoi des hommes l’ont-ils ensuite décrété Dieu lui-même ? Alain n’est ni un athée béat, ni un anticlérical effréné, il n’est pas le « mécréant » auquel de si bons « chrétiens » refusent tout pardon de ses « offenses », portent avec componction leurs offrandes à « l’autel du Seigneur » sans vouloir tenter la moindre réconciliation avec celui dont ils se jugent offensés. Alain est tout simplement une « brebis égarée », comme la nommait précisément Jésus en quittant tout son troupeau pour partir à sa recherche. Il est taraudé par le doute. Sans plus vraiment réussir à croire en sa divinité, au mystère de l’Eucharistie, il persiste à considérer la morale que Jésus de Nazareth a instituée comme la plus belle des sagesses du monde et il fait tout ce qu’il peut pour la pratiquer tout autour de lui. Le Dieu qu’il a perdu, qu’il recherche désespérément, c’est dans la beauté de sa Création qu’il espère peut-être Le retrouver : dans la magnificence de la Nature, dans celle des œuvres que ses créatures, hommes de foi et d’espérance en Lui, sont parfois capables de créer à sa gloire : un chant grégorien, un Magnificat de Bach, un Messie de Händel, une fresque de Fra Angelico, un vitrail inspiré de Gabriel Loire…